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samedi 18 décembre 2010

Reformatage


« C'est en Espagne que ma génération a appris que l'on peut avoir raison et être vaincu, que la force peut détruire l'âme et que, parfois, le courage n'obtient pas de récompense. C'est, sans aucun doute, ce qui explique pourquoi tant d'hommes à travers le monde considèrent le drame espagnol comme étant une tragédie personnelle, la dernière grande cause. »


Lorsque l'on entreprend de rechercher sur le Ouèbe les références de cette citation, on tombe sur quantité de sites qui nous apprennent qu'elle est de Camus, mais sans jamais fournir de références bibliographiques précises, et sans accord non plus sur la date : par exemple ici, , , , , , , etc. (Gougueule annonce quelque 400 réponses). Sur cette page, un inconnu demandait en 2006 à un bibliothécaire de Lyon la provenance de cette citation, sans obtenir de réponse satisfaisante — à part un lien (mort) menant à un site qui la date du 1er avril 1939.
On retrouve ce passage dans certains livres consacrés à la guerre civile espagnole, tels celui-ci ou celui-là (qui n'hésite pas à préciser : « À son époque, Albert Camus avait écrit… »)

Il se trouve que j'ai eu récemment besoin de retrouver la référence exacte de ce passage. Rien sur Gougueule Bouxes. Ayant découvert sur le site de l'Université de Floride l'adresse mèle de l'un des responsables de la nouvelle édition des œuvres de Camus en Pléiade, Raymond Gay-Crosier, je lui ai adressé le message suivant :

Cher Monsieur,

Je me permets de solliciter votre érudition en matière d'études camusiennes car cela fait quelque temps que je recherche en vain l'origine exacte de la citation suivante :

« C'est en Espagne que ma génération a appris que l'on peut avoir raison et être vaincu, que la force peut détruire l'âme et que, parfois, le courage n'obtient pas de récompense. C'est, sans aucun doute, ce qui explique pourquoi tant d'hommes à travers le monde considèrent le drame espagnol comme étant une tragédie personnelle, la dernière grande cause. »

Je croyais que ce passage provenait des Chroniques algériennes 1939-1958 mais cela ne semble pas être le cas, et mes recherches sur la Toile ne donnent rien pour l'instant. Certains datent le texte d'où il est extrait du 1er avril 1939, d'autres de 1944, sans justification quelconque…

Si les références de cette citation vous sont familières, auriez-vous l'extrême obligeance de me les communiquer brièvement par retour de courriel ? Je vous en serais très reconnaissant.

Cordialement, etc.

Quelques heures plus tard, je recevais cette réponse :

Cher Monsieur,

En lisant la citation ci-dessous, je me suis dit qu’il devait être assez facile de trouver ce passage dans l’un des nombreux articles que Camus a consacrés à l’Espagne. Je les ai donc rapidement parcourus dans les quatre tomes de la nouvelle Pléiade jusqu’à “Ce que je dois à l’Espagne” (1958, t. IV, p. 591) sans rien y trouver. Puis j’ai fait de même en consultant les interviews et conférences, publiées de son vivant ou dans les écrits posthumes, susceptibles de se référer à l’Espagne : même résultat négatif. Faute de temps, je ne puis appliquer cette méthode aux trop nombreux éditoriaux de Combat. La prédilection que Camus avait pour l’Espagne, qui explique la familiarité que nous ressentons en lisant le passage que vous citez, rend les sources possibles si nombreuses qu’il m’est impossible de poursuivre toutes les pistes. Cependant, je puis vous assurer que ce passage ne se trouve ni dans les Carnets, ni dans les Actuelles  puisque j’en ai scanné l’ensemble des deux séries de textes sans succès. Comme je ne possède pas de saisie des articles parus dans Combat, je dois laisser à vos soins cette lecture diagonale qui livrera peut-être la source du passage en question. Il a en tout cas  l’air tout à fait authentique.  J’ai aussi revisité sans succès les interviews les plus connues. Mais il faudrait les revoir toutes, car il se peut que Camus fasse cette allusion générationnelle dans l’une d’entre elles même si elle ne porte pas essentiellement sur des questions politiques ou sur l’Espagne. Si je ne vous livre donc pas la réponse voulue, j’élimine au moins bon nombre de sources où vous n’avez plus à chercher.

Cordialement,

Raymond Gay-Crosier

J'étais assez confus de cette extrême obligeance, d'avoir ainsi donné du fil à retordre à cet éminent spécialiste, mais surtout très perplexe : comment se faisait-il que lui-même ne connaisse pas la source de cette citation qui fourmille sur le Net ?

Bizarre.

Du coup, j'ai relancé une recherche sur Gougueule Bouxes, mais seulement sur le segment « avoir raison et être vaincu ». Et là je suis tombé sur cette page, qui montre un extrait de l'incipit de la préface de Camus au recueil collectif L'Espagne libre (Calmann-Lévy, 1946, repris dans dans Actuelles I, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, O. C. II : 1944-1948, 2006, p. 665) :
« Voici neuf ans que les hommes de ma génération ont l'Espagne sur le cœur. Neuf ans qu'ils la portent avec eux comme une mauvaise blessure. C'est par elle qu'ils ont connu pour la première fois le goût de la défaite, qu'ils ont découvert, avec une surprise dont ils sont à peine revenus, qu'on pouvait avoir raison et être vaincu, que la force pouvait se soumettre l'esprit et qu'il était des cas où le courage n'avait pas sa récompense.
C'est cela sans doute qui explique que tant d'hommes dans le monde aient ressenti le drame espagnol comme une tragédie personnelle. »
En comparant les deux versions, le doute n'était plus possible : celle-ci est d'un style nettement plus soutenu que celle qui grouille sur le Net. Mais pourquoi cette dernière ajoute-t-elle à la fin « la dernière grande cause » ?

Je suis retourné lire plus attentivement les différentes pages que j'ai indiquées en lien au début de ce billet, et notamment celle-ci, traduction française d'un compte rendu anglais de l'exposition The Spanish Civil War — Dreams + Nightmares, qui s'était tenue à Londres (Imperial War Museum) du 18 octobre 2001 au 21 (ou 28 ?) avril 2002, sous la houlette de l'historien Paul Preston. Celui-ci, dans le catalogue, cite le passage de Camus en exergue de son texte présentant les différentes pièces exposées au musée :
« It was in Spain that men learned that one can be right and still be beaten, that force can vanquish spirit, that there are times when courage is not its own reward. It is this, without doubt, which explains why so many men throughout the world regard the Spanish drama as a personal tragedy. »

Apparemment il ne s'est pas foulé, le traducteur français (québécois, en réalité, pour le n°1 de la revue Arsenal) du compte rendu de cette exposition par un certain S. K. dans le numéro de 2002 de la revue marxo-lénino-maoïste A World to Win : plutôt que d'aller rechercher le texte original de Camus (dont Preston ne fournit pas les références dans le catalogue en question), il semble avoir tout bonnement retraduit de l'anglais. Et juste après la retraduction, on lit cette phrase :
« Preston en rajoute et nous dit que la guerre civile espagnole fut, en dernière analyse, ce qu'il appelle "la dernière grande cause" ».

Cette « dernière grande cause » est donc du Preston, non du Camus, mais désormais c'est cette version trafiquée et implantée qui fait autorité, puisque majoritaire sur la Toile.
Et en réalité, la retraduction de ce passage n'est même pas le fait des Québécois d'Arsenal. Car elle figure déjà dans le premier livre que j'ai mentionné ci-dessus, La guerre civile espagnole : des photographes pour l'histoire (Marval, 2001), p. 154. C'est le catalogue d'une exposition qui s'est tenue à Paris (Hôtel Sully) du 22 juin au 23 septembre 2001 puis à Barcelone (Museu Nacional d'Art de Catalunya) du 10 octobre 2001 au 13 janvier 2002 :
Or son achevé d'imprimer date de mai 2001, plusieurs mois avant la parution du catalogue publié par l'Imperial War Museum. Cela laisse penser que cette retraduction anonyme circulait déjà sur le Net à l'époque, qu'elle a été reprise par les responsables de ce catalogue-là, puis par les Québécois d'Arsenal, d'autres ont ensuite intégré le commentaire de Paul Preston à la fin du passage retoqué, etc., etc.

J'ai fait part de ces conclusions à Raymond Gay-Crosier, qui m'a répondu ceci :

Cher Monsieur,

Merci des précisions que vous m’avez fournies. En fait, cette préface était le tout premier texte auquel je me suis référé et, en effet, le ton étant le même, les différences étaient trop grandes pour que je le choisisse comme base de votre citation erronée. Mais cela m’a valu une relecture rapide des textes se rapportant à l’Espagne. Je pense que vous avez raison et que la citation en question circule depuis trop de temps sur l’internet  pour être corrigée.

Bien à vous,

RGC

Ceci est-il du pain, du vin, une tomate, un œuf, une maison, une ville ? Certainement pas, puisqu’un enchaînement de transformations internes, à court terme économiquement utile à ceux qui détiennent les moyens de production, en a gardé le nom et une bonne part de l’apparence, mais en en retirant le goût et le contenu. On assure pourtant que les divers biens consommables répondent indiscutablement à ces appellations traditionnelles, et on en donne pour preuve le fait qu’il n’existe plus rien d’autre, et qu’il n’y a donc plus de comparaison possible. Comme on a fait en sorte que très peu de gens sachent où trouver les authentiques là où ils existent encore, le faux peut relever légalement le nom du vrai qui s’est éteint. Et le même principe qui régit la nourriture ou l’habitat du peuple s’étend partout, jusqu’aux livres ou aux dernières apparences de débat démocratique que l’on veut bien lui montrer.

Guy Debord, Préface à la quatrième édition italienne
de « La Société du Spectacle »,
janvier 1979

8 commentaires:

  1. Recherche intéressante, conclusion surprenante (à propos, quand est-il de l'avancement de l'affaire Maurice Raphaël?). Une grande patience mise au service d'une obsession.

    Pour ma part, je n'ai pas tellement de goût pour Camus (exploré lors de ces horribles exposés de lecture qui font finalement perdre toute beauté aux textes), contrairement à mon grand père. Les écrits de Camus l'ont mené jusqu'à Oran avant de bifurquer vers l'ensemble de l'Afrique noire.

    Je retourne lire Hommage à la Catalogne...(tant de lectures à rattraper...)

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  2. Merci, William, d'avoir pris la peine de lire ce long pensum. C'est vrai que je dois avoir un côté obsessionnel… Mais figurez-vous une chose : je n'ai jamais lu une ligne de Camus, à part ce passage ! Toujours eu du mal avec les auteurs des programmes scolaires (et ma prof. de première préférait Sartre). Mais ce n'est que partie remise : moi aussi j'ai des millers de lectures à rattraper…

    Maurice Raphaël : beaucoup de choses en train, notamment grâce à "bête mahousse", mais tout cela prend tellement de temps…
    Bonne lecture d'Orwell, mon cher, et à bientôt.

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  3. Loin d'être un pensum, votre texte se lit comme une belle enquête, à la conclusion en effet... étonnante !

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  4. Étonnante et édifiante recherche en effet.
    Pour ma part, je lis rarement un livre à prétentions didactiques sans y déceler quelques approximations ou contre-vérités. Mais à une époque où l'on gratifie Wellbec du Goncourt pour un wiki-roman, il n'est plus l'heure de s'interroger sur le croupissement du littéraire. Le constat n'est pas neuf, preuve en est votre citation de Debord datée de 79.

    Ps : s'il ne fallait lire qu'un Camus, optez pour Réflexions sur la peine capitale, recueil de quelques uns de ses textes sur le sujet et de ceux ô combien documentés de Koestler. Et cela sera peut être utile au deuxième semestre 2012...

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  5. George, cette recherche vous honore et me rend admiratif, le constat et la citation finale me désespèrent.
    Merci.

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  6. Mais de rien, Tenancier. Vous aurez remarqué que l'embrouillamini semble encore plus tordu que lors de notre entretien à ce sujet…

    Merci pour le conseil de lecture, IEG. Et vous avez raison : le constat n'est pas neuf — mais heureusement tout n'a pas encore succombé à ce processus-là.

    Merci, Florence, mais en réalité je ne sais pas très bien de quelle conclusion il s'agit…

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  7. Cher George, j'ai bien apprécié la tenacité dont vous fîtes preuve pour cette enquête, elle devrait être systématique chez ceux qui se posent des questions, elle n'est qu'exceptionnelle.
    Quant aux résultats de cette recherche, ils ne sont malheureusement guère étonnants. Mais désespérants, comme le fait à juste titre remarquer le Tenancier.
    Bien à vous,

    Otto Naumme

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  8. Merci, cher Otto.
    C'est tout à fait fortuitement que j'ai été amené à rechercher les références de cette fausse citation, mais j'en viens à penser que la duplication à l'infini que permet Internet peut faire vaciller, paradoxalement, l'autorité séculaire de l'Écrit, et trouble sa définition même.
    Mais on ne peut douter de tout, à la manière des Sceptiques ou du Descartes des premières Méditations, ni perdre son temps à tout vérifier en permanence.
    Vous vous souvenez de la réécriture quotidienne des archives des journaux, dans 1984 ? Qui peut se payer le luxe de se poser des questions sur l'authenticité des choses, de nos jours ?
    Et à la réflexion, on n'est guère éloigné des variantes dans les leçons des copistes du Moyen-Âge (ou des éventuelles erreurs de typographes ayant composé les originales de livres dont on n'a plus le manuscrit)…
    Je trouve qu'il y a quelque chose de borgésien dans cette dérive — ou de rousselien, peut-être…

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